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Que se passerait-il si l’État se trouvait impliqué dans un trafic de drogue qui toucherait de plus en plus de jeunes de moins de 18 ans ?

C’est pourtant ce qui se passe avec la Française des Jeux (FDJ), société à capitaux publics qui conserve le monopole des jeux d’argent, activité compulsive qui déclenche – c’est prouvé – de fortes dépendances.

Dans son n°2 spécial Addictions, Zélium a consacré une longue enquête à ce phénomène inquiétant, qui implique de plus en plus de jeunes alors qu’officiellement, cette activité est interdite aux moins de 18 ans.

La FDJ en est d’autant plus consciente qu’elle finance tout un tas de programmes pour analyser et adoucir la dépendance que peut procurer l’appât du gain en jouant au loto, en grattant un ticket ou en restant rivé devant les écrans Amigo qui pullulent dans les bar-tabacs. Depuis la publication de notre article, une étude très instructive est sortie en avril dernier, signée par l’Observatoire des jeux, organisme dépendant du ministère de l’Économie. Elle conclut qu’un mineur sur trois joue régulièrement et que leur comportement est deux fois plus « problématique » que leurs ainés (lire les détails en bas de cette page). Mais que fait la brigade des mineurs contre ces dealers sans scrupules ?

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Les joueurs ne sont pas malades par hasard

[Zélium n°2 – février mars 2015]
Par Nicolas de la Casinière / illustrations: Besse, Troud, Wingz

Et si on jouait à se faire peur ? Le nombre de personnes atteintes par une addiction au jeu peut s’estimer entre 600 000 et 1,8 million en France, selon les évaluations officielles qui ne parient pas à deux chiffres après la virgule. La Française des jeux (FDJ) n’en admet que 200 000… Cette vraie dépendance peut conduire à des « distorsions cognitives », sans parler du surendettement, dépressions, tentatives de suicide, familles explosées et autres cataclysmes persos… L’addiction aux jeux de grattage, paris hippiques ou poker en ligne « concerne désormais autant de monde que la drogue », selon Marc Valleur, médecin-chef à l’hôpital Marmottan.

Principal dealer : l’État, qui détient 72 % du capital de la FDJ (1) et perçoit donc la principale manne de ses profits. Sous tutelle du ministère des Finances, le PMU, quant à lui, reverse 12 % à l’État. En plein boum, les jeux de grattage attirent surtout les joueurs les plus « socialement fragiles » – en un mot, les plus pauvres (lire l’encadré ci-dessous).

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Lucre et adrénaline

Le jeu, ça prend la tête : certaines zones du cerveau sont sensibles à l’attrait du gain, d’autres à la phase d’incertitude et d’excitation qui précède le résultat du jeu. Publiée en novembre 2013, une étude de l’Institut des sciences cognitives de Lyon a montré que les gens se gourent systématiquement et surévaluent leurs chances de succès dans un jeu d’argent et de hasard, selon un « biais de distorsion » accentué chez les joueurs dépendants. Mais il n’y a pas que le côté obscur de la farce. Des fois, on ne fait pas que harponner les joueurs. On les soigne, les pauvres.

Le budget annuel du Centre de référence sur le jeu excessif (CRJE (2)) dépend pour les deux tiers du financement de la Française des jeux. Le reste fait fifty-fifty entre l’hosto et le PMU. Un pur hasard, sans doute. Depuis la création, en 2007, de ce centre de recherche basé au CHU de Nantes, cette Française joueuse y a lâché deux bons millions d’euros.

La FDJ finance donc des études évaluant comment on devient malade de produits qu’elle concocte précieusement pour essorer le populo. Cette fois, l’hôpital s’fout pas de la charité.

Un comble : lors de l’inauguration du CRJE, les chargés de com’ de la FDJ avaient briefé les toubibs : pas question de parler du Rapido, sorte de Loto perpétuel, considéré comme le plus addictif des jeux de hasard, puisqu’il y aurait, selon le dealer en chef, « une chance sur 3,05 de gagner » un petit quelque chose, de quoi encourager le gogo de remiser aussitôt. Le principe de Rapido : multiplier les tirages (250 par jour !) via des écrans télé installés dans près de 4 000 bistrots (qui prennent leur com’ au passage, bières, cafés serrés…). Entre chaque tirage, pour faire patienter le chaland, la FDJ balance des devinettes à deux balles pour décerveler un peu plus les adeptes… Du style « quel animal à plumes devient peureux lorsqu’il est mouillé ». Pigeon ? Raté, mais pas loin… Début 2010, le Rapido, trop connoté « drogue dure », a été progressivement remplacé par Amigo, même principe de tirage répétitif, mais toutes les 5 minutes, deux fois moins que Rapido, mais toujours de 5 h du mat à minuit moins cinq. En revanche la mise a doublé. Les as du marketing de la FDJ n’ont pas gagné leurs diplômes dans des pochettes surprises !

Haro sur les neurones

Dans le centre nantais sur le « jeu excessif », on étudie par exemple comment refréner les joueurs compulsifs, notamment par le biais de la « stimulation magnétique transcrânienne répétitive ». Kézaco ? C’est un appareil qui, « par le biais d’une bobine appliquée sur la tête du patient », balance un signal magnétique sur son cortex préfrontal antérieur. Mais encore ? « Ce signal dépolarise les neurones qui se trouvent en regard et modifie leur activité. » Paraît que ça fait même pas mal. Et ça marche ? Euh, pour l’instant, c’est au stade de la recherche. Mais rien que l’idée de se faire magnétiser la tronche et dépolariser les neurones devrait être inscrit sur les ticsons vendus chez le buraliste.

En octobre 2010, à Nantes toujours, un congrès international d’addictologie a fait déblatérer des grands pontes avec un titre ronflant : « Prévenir et traiter les addictions sans drogue : un défi sociétal ». Le tout financé par la Française des jeux et le PMU. Quoi quoi ? Pompiers pyromanes ? C’est pas la Française des feux ! Faut arrêter, là !

Les rivaux épinglés

À partir de 2007, la FDJ a voulu se racheter une conduite en… jouant sur les mots. Elle s’est en effet lancée dans la promotion du jeu « modéré, récréatif et responsable »… D’où son slogan qui s’affiche sur ses sites comme un mantra : « confiance, sécurité, responsabilité » (sic).

Pour soigner son image « responsable », la FDJ a dragué des partenaires dans le monde médical. Un peu comme un boxeur qui investirait dans la recherche sur les pansements. Ou un cancérologue qui se ferait payer son matériel de laboratoire par Marlboro. La FDJ a ainsi financé une étude réalisée par des chercheurs de l’hôpital Bichat, intitulée « L’évaluation du caractère addictogène des jeux en ligne ». C’est-à-dire visant sa principale concurrence, dont le marché explose, justement.

Cette étude est notamment menée par un psychologue québécois, Robert Ladouceur, inventeur de l’expression « jeu excessif » – moins traumatisante que « jeu compulsif », ou encore « pratique addictive », autant de termes qui fâchent car trop proches des trucs maladifs ou de pathologies rédhibitoires. Les recherches universitaires de cet « expert » suspect sont largement subventionnées par… Loto-Québec. Ce qui l’amène à mettre en garde le populo contre l’ouverture de casinos ou les lois favorisant le poker en ligne, ces inquiétants rivaux des dealers étatiques « responsables » comme Loto-Québec ou la Française des jeux. Avec de tels « chercheurs », les vaches (à lait) sont bien gardées.

NLC

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(1) Le gouvernement a renoncé, en novembre dernier, à vendre une partie du capital de cette poule aux œufs d’or (JDD, 7/12/2014). Une privatisation «trop complexe», selon Bercy ! À noter que 20 % du capital appartient historiquement à une foule de discrets dealers, à savoir les anciens émetteurs de billets de la Loterie nationale : associations d’anciens combattants et de blessés de guerre, mutuelles des fonctionnaires du Trésor public et sociétés privées de change et de jeux.
(2) Centre qui fait partie de l’IFAC, l’Institut fédératif des addictions comportementales, également installé à Nantes, et qui traite aussi d’«excès sportifs et alimentaires» et de «dépendances affectives, sexuelles et sectaires». Ça fait du boulot !

 

Les précaires peuvent toujours se gratter

copieur-20150204150213Avec 27 millions de joueurs, tous produits confondus, La Française des jeux, ce brave organisateur de pertes généralisées réparties entre ses clients, brasse plus de 13 milliards d’euros par an (chiffres 2014), record du genre, en hausse de 5 % comparé à 2013. La crise, c’est pour les autres : le chiffre d’affaires de cette poule aux œufs d’or augmente chaque année depuis 2009. Cocasse : l’année la plus faste (+8,6 %) fut 2009, pile poil après la grande débâcle des marchés et la faillite de quelques mastodontes de la finance. En terme de rentabilité, c’est le jackpot. La FDJ encaisse à peu près 25 % de marge nette. Youpi ! En 2015, c’est la culbute assurée : il y a trois vendredi 13, très prisés par les joueurs, occasionnels ou compulsifs.

La recette de ce succès permanent ? Il y a plus de mises que de gains répartis. Un bon conseil : ne jouez jamais, mais tous les jours, soigneusement, et donc ne perdez jamais. De quoi amasser un sacré paquet de pognon. Les rapports annuels de la FDJ sont unanimes pour rappeler (pas trop fort quand même) que la gamme de produits la plus lucrative reste Illiko, qui rassemble tous les jeux de grattage de la maison mère. À côté, les deux produits les plus médiatisés rapportent des clopinettes : Euromillions (1,6 milliard de ventes en 2012), Loto (1,5 Md€), contre 5,4 Md€ pour Illiko. La drogue dure la plus populaire, Cash, qui coûte un billet de 5 €, rapporte plus que l’Euromillon (1,8 Md€ de mises !). Signe des temps : il a été lancé en 2010 sans aucune pub… Le problème, c’est que ces jeux de faible montant attirent davantage les populations désargentées… Le coup de grâce vient de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes), qui gère la plateforme Joueurs Info Services : « la part des joueurs ‘à risque’ ou ‘à problème’ est plus importante parmi les personnes précaires ou pauvres», estime l’Inpes. « Il y a donc une tendance réelle des personnes en situation de pauvreté à jouer plus que les autres. » On l’aurait parié.

NLC et JT

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Les mineurs dorlotés

[Mise à jour] L’Observatoire des jeux, en collaboration avec l’Inpes (Institut national de prévention et d’éducation pour la santé), a publié une étude très sérieuse le 19 avril 2015. Étude qui se base sur un sondage maousse: un échantillon de près de 16.000 personnes âgées de 15 à 75 ans interrogées en 2014.

De manière générale, le FDJ recrute toujours plus d’adeptes. Entre la précédente étude de 2010 (même méthodologie) et celle-ci, ceux ayant gouté aux douceurs du tirage ou du grattage — au moins une fois les douze derniers mois — sont passé de 46% à 56%. 10 points de mieux! En matière de « comportement problématique » (novlangue pour traduire « forte dépendance aux jeux d’argent »), là aussi, en 4 ans, la FDJ a rendu accro toujours plus de monde. En 2014, la proportion de joueurs « à risque modéré » était de 2,2% (soit 1 million d’accros!). Contre 0,9% en 2010. Les joueurs « excessifs » sont aujourd’hui 0,9% (soit 200.000 junkies), chiffre stable comparé à 2010.

En découpant la population en différentes classes, l’enseignement numéro un est donc le nombre croissant d’adeptes mineurs. Les jeunes joueurs sont de plus en plus nombreux à sombrer: +12,4%, entre 2010 et 2014, pour la classe d’âge 15-17 ans (contre +11,0% constatés chez les femmes et +11,5% pour les 45-75 ans). Dope favorite des gamins et gamines: les tickets à gratter (66%) et les paris sportifs (31%).

L’étude le dit clairement: « Parmi les mineurs qui ont joué au moins une fois au cours de l’année écoulée, 25,4 % sont classés « à faible risque » et 11,0 % « problématique » (regroupant « risque modéré » et « excessif »). Cette proportion de joueurs « problématiques » parmi les joueurs mineurs est deux fois plus élevée que celle relevée chez les joueurs adultes et cette différence est significative ». Un jeune joueur sur 10 a donc des problèmes d’addiction!

Difficile d’extrapoler cette tendance à l’ensemble de la population (l’échantillon des mineurs interrogés tombe alors à environ 665), mais disons que plusieurs dizaines de milliers de mineurs seraient ainsi pris au piège. Exactement comme les fabricants de tabac, la FDJ a intérêt à séduire les jeunes, car ils sont d’abord de futurs adultes… Conclusion des experts de Bercy et de l’Inpes : « Pourtant, les stratégies actuelles de « jeu responsable », auxquelles sont tenus les opérateurs, mettent en avant la question de la prévention du jeu des mineurs et y accordent des moyens. Mais les résultats peu probants incitent à revoir, corriger et réévaluer ces stratégies. »

On parie que ce rapport restera lettre morte ? Mauvais joueurs, va !

JT