Article extrait du Zélium n°16, en vente sur notre boutique en ligne ou dans nos points de vente officiels. Dessins : Flock, Troud, Lardon. Photos: Midia Ninja.

Expulsions massives, répression des contestataires, bavures policières à la pelle : la préparation de la Coupe du monde a une curieuse résonance, un demi-siècle après le coup d’État qui instaura 22 ans de dictature militaire.

La grand-messe du foot mondial n’était pas encore commencée que le match égrainait déjà son score macabre. Depuis le début du chantier de la « Copa », les civils retrouvés morts suite à des actions musclées de la police se comptent déjà par milliers, au bas mot. Évidemment, aucune statistique n’existe sur des faits directement liés à la préparation du Mundial. Mais depuis au moins deux ans, toute l’économie du pays s’est soumise à cet événement planétaire. Michel Platini, ex-star des Bleus et président de la fédé européenne (UEFA), a dit tout haut ce que pas mal de beaufs pensent tout bas : « Si [les Brésiliens] peuvent attendre un mois avant de faire des éclats un peu sociaux, ce serait bien pour le Brésil et la planète football. »

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Les plus belles images Midia Ninja sont archivées sur leur blog: midianinja.tumblr.com

Appels de balles

Depuis mars 2013, date des premières manifs violemment réprimées, tous les jours ou presque des rassemblements anti-Coupe sont organisés dans les douze villes-hôtes, réunis au sein de la Coordination nationale des comités populaires, Ancop (1). Les plus radicaux, liés aux groupes anarchistes ou aux Black Blocs, usent de ce slogan qui promet du sang et des larmes : « Não vai ter Copa ! » (« La coupe n’aura pas lieu! »).

Plus les conflits sociaux se rapprochaient du match d’ouverture du 12 juin, plus la police les réprimait. Le 21 avril dernier à Rio, Douglas da Silva, un jeune danseur et DJ, meurt au cours d’affrontements entre la police et les trafiquants de drogue dans la favela de Pavao, toute près de Copacabana et de sa célèbre plage. En tentant d’échapper aux balles perdues, il s’est réfugié dans une crèche : la police l’a débusqué et exécuté. Cette bavure tragique déclenche le lendemain de violentes émeutes, où un autre homme est abattu d’une balle en pleine tête.

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Il faut dire que les statistiques des forces de l’ordre en la matière sont édifiantes : elles font en moyenne trois morts pour un blessé, et 60 % des décès imputables aux flics surarmés viennent d’une balle tirée à bout portant. Des exécutions pures et simples, en toute impunité ou presque. Rares sont les poursuites envers les policiers. Exception après la disparition d’un autre manifestant, en juillet 2013 : une douzaine d’officiers cariocas attend d’être jugée lors d’un procès pour « actes de torture ». Une ambiance insurrectionnelle qui survient l’année du 50e anniversaire du coup d’État du maréchal Branco, le 31 mars 1964…

Centre en retrait

A Rio, pour orchestrer cette répression sociale, ce sont les oxymoresques « UPP » soit « Unités de police pacificatrices », sorte de synthèse entre nos bons vieux CRS et la police militaire brésilienne, qui font la loi. Elles sont censées « nettoyer » les favelas des mafias locales, mais ne font que les remplacer, la corruption faisant le reste (2). En réalité, les UPP sont le bras armé d’une violence d’État : la « gentrification » des principaux centres urbains. Le principe est connu : sous couvert de « rénovation urbaine », des quartiers populaires sont purgés de leurs populations les plus pauvres, pour proposer aux classes moyennes des logements neufs meilleur marché.

D’après l’Ancop, environ 250 000 personnes ont été expulsées de leurs logements de fortune suite à des nettoyages urbains directement liés au Mondial de foot. En banlieue de Sao Paulo en janvier 2012, l’expulsion du bidonville de Pinheirinho par 1 800 robocops, s’attaquant (à balles réelles, disent les témoins) à 1 500 familles, a fait plusieurs morts en une seule nuit.

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Le score de ce jeu morbide fait froid au yeux. Le Brésil est déjà champion du monde des meurtres de suspects : une personne arrêtée sur 229 finit à la morgue (une sur 31 575 aux États-Unis). Les morts victimes de la police se comptent par dizaines… chaque jour. Plus flippant : les cas de disparition. Les autorités du seul État de Rio chiffrent à 6 000 par an le nombre de personnes disparues (40 000 depuis 2007). Pire que lors de la dictature militaire ! (3)

Le Brésil a aussi dû aménager sa législation pour se plier aux diktats de la FIFA, l’organisateur en chef du Mundial. La loi 728-2011 permet aujourd’hui de qualifier de « terroristes » des actes de violence issus de mouvements sociaux, et une simple « atteinte aux biens » peut mener à une peine de prison de huit à vingt ans. Comme en Afrique du Sud en 2010, les accords passés entre la FIFA et les sponsors de la Coupe du monde ont entraîné l’expulsion de dizaines de milliers de marchands ambulants, qui espéraient bien profiter de l’événement pour améliorer un peu leur existence.

Contre défavorable

La formidable caisse de résonance de la médiatisation du Mundial incite à la protestation. Même les flics font parler d’eux : à trois semaines du coup d’envoi, les syndicats policiers de quatorze États ont débrayé 24 heures, le 21 mai, pour réclamer de meilleurs salaires. Fin mai à Rio, des profs en grève ont bloqué le bus de l’équipe du Brésil, pour se faire entendre. À Sao Paulo, le slogan du Mouvement des travailleurs sans-toit (en majorité des personnes expulsées de leur bidonville), est « Copa sem povo : tô na rua de novo » (« Coupe du Monde sans le peuple, me voilà de nouveau dans la rue »). Ces trouble-fêtes osent mettre en rapport les sommes dépensées pour ces jeux du cirque — le budget, tout compris, est passé de 7 à 17 Mds de dollars — et la misère sociale qui frappe encore le pays.

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[UPDATE] Le jour de l’ouverture de la compétition, le 12 juin, les autorités de Belo Horizonte n’ont rien trouvé de mieux que d’enfermer au poste, pendant une nuit, une équipe de reporters affiliés à Midia Ninja, synthèse parfaite entre Indymedia, les Anonymous et les guérilleros du Chiappas — les seuls à faire correctement leur « travail » pendant cette grande foire, même s’ils le font bénévolement. Même arrestation préventive le 20 juin, à Rio cette fois-ci, de dix activistes, dont deux caméramens Ninja, qui participaient à une manif pacifique qui commémorait la journée du 20 juin 2013, summum de la protestation sociale de l’année dernière.

Malgré de nettes améliorations depuis l’élection de Lula en 2002, les inégalités sont encore criantes au Brésil. Le coût des transports à Rio, par exemple, peut représenter plus de 20% du salaire minimum (675 réals, 250 €). Durant la coupe, les places les moins chères représentent jusqu’à 30% de ce salaire de base. « Ce sera une belle Coupe du monde, mais ce ne sera pas la Coupe du monde du peuple brésilien, parce que le peuple n’aura pas les moyens d’acheter les billets », grince l’ex-joueur Romario, champion du monde en 1994 et aujourd’hui député. « Les classes supérieures iront aux matchs, verront des beaux stades modernes… Mais c’est le peuple qui va payer l’addition. »

La devise du pays, Ordem e Progresso, a franchement tendance à s’entendre Desordem e Policia.

JT

(1) Articulação Nacional dos Comitês Populares da Copa, cf. http://www.portalpopulardacopa.org.br.
(2) Dans les autres métropoles comme Sao Paulo, la « PM » (Polícia Militar) et la « GCM » (Guarda Civil Metropolitana) font le job.
(3) En 22 ans de dictature, les « desaparecidos » (disparus) sont estimés entre 10 000 (reconnus par l’armée) et 70 000.

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