Seigneurs, curés et bourgeois d’après la Révolution ont guerroyé sévère pour spolier les droits d’usage des paysans pauvres. La ZAD de Notre Dame des Landes retrouve ces « communaux » disparus.

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[dessin: Ivars]
[article issu de Zélium n°7]

Quand la ZAD fait du blé, elle moissonne aussi la mémoire des guerres rurales. À la fin de l’été, au cul de la batteuse, la poussière est dorée et la mémoire vive. La fête des battages de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (NDDL) retrouve des gestes communs. Sur une table, à côté des affiches contre une éventuelle opération militaire d’évacuation, une brochure, « Nulle terre sans guerre », plonge dans l’histoire des terroirs rebelles pour esquisser un genre de retour vers le futur. Depuis des mois que le projet d’aéroport est suspendu, depuis avril 2013 que l’armée d’occupation n’est plus présente au quotidien, on parle ici avec enthousiasme des « communaux » ancestraux. Bouts de chemins, pâturages, fossés et haies, bois et landes, parfois un tronçon de rivière, rarement un étang. Parfois un four à pain, un moulin à huile. Juste régis par des droits d’usages ruraux hérités du Moyen-Age, ces fragments de territoires assortis de « droits de communer » contre une faible redevance, le plus souvent sans contrepartie, se fichaient pas mal de la propriété privée.

Terres vaines et vagues Aujourd’hui, le glanage – droit de ramasser les patates après la récolte ou le raisin après la vendange –, est une des rares survivances de ces usages . Dans la France villageoise de l’Ancien Régime, chacun pouvait y laisser paître sa vache, brouter sa brebis. Un peu de pêche et de chasse améliorait l’ordinaire. La fauche dans les prés n’était pas un délit mais un droit, pour le fourrage d’hiver. On se servait de foin, du fruit des arbres, du bois de chauffage dans les taillis et les bosquets. Ces acquis populaires intégraient des droits de pâture, de glandée, de glanage. A notre époque, la vieille idée de « communisme », dans son sens premier, est remise au goût du jour dans cette ZAD de résistance, où le présent est déjà une utopie en reconstruction, où la solidarité, l’entraide et l’intérêt commun remplacent la paperasse des notaires, des avoués et des juges.

Si on trouve une machine à remonter le temps planquée dans un fossé zadiste, faut sans doute régler l’engin sur le XI-ème siècle. Pour la chronologie, c’est mieux. La terre appartenait alors au château ou à l’abbaye, mais elle n’est pas entièrement cultivée. Selon les provinces qui ont chacune leurs modalités, une coutume écrite régissait les « terres vaines et vagues », laissées à l’usage des petits paysans pauvres.

Leurs villages sont auto-organisés en communes quasi indépendantes, qui administrent les biens communaux, « aisances » et usages concédés par le seigneur qui ne voit pas d’usage lucratif à ces mauvais terrains. Pendant des siècles, la noblesse et le clergé vont mener une guerre lente, déterminée, pour tenter de récupérer à leur compte ces espaces libres, de les contrôler, les « régimenter ». Les armes de réappropriation s’appellent « triage » et « afféagement ». Instauré par Louis XIV en 1669, le droit de triage rend d’autorité aux seigneurs le tiers des bois, landes, marais et prés qu’ils avaient concédés gratuitement et sans impôt à la communauté de villageois. L’afféagement transforme les « vaines pâtures », communes à tous, en terrains concédés à des fermiers et métayers, contre redevance en argent ou en nature. Les aristocrates ont ainsi récupéré des bois pour installer des forges au milieu de ces gisements d’énergie. L’ancien serf, ce paysan déjà inféodé à « son » seigneur, se fait voler une seconde fois. Terrien, t’es rien. Rien du tout. Mais les culs terreux n’étaient pas décidés à se laisser dépouiller.

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A bas les talus !

Quand la colère prend la campagne, les paysans se forment en bande et ratiboisent les nouveaux talus, comme en 1773 à Héric, dans ce qui sera bientôt la Loire-Inférieure puis Atlantique (département 44). Les zadistes des années 2010 se délectent des traces de ces révoltes paysannes. Exemple : en 1727, en Saintonge (pays charentais), les géomètres venus pour les bornages se sont fait choper par quatre-vingt vilains brandissant fourches et bâtons. Le matériel d’arpentage ? Arraché, confisqué. Les documents finissent en lambeaux ou au feu. Bastonnés, les géomètres se sont carapatés « avec bien de la peine à cause des meurtrissures » (2). Ce qui n’est pas sans rappeler les taquineries infligées aux sondeurs du sol à NDDL, qui valurent en 2009 des procès pour « vol de terre » et « complicité de vol de terre » à des coquins qui avaient chipé l’échantillon de carottage et l’avaient fichu en l’air. Têtue, la pesanteur avait tout ramené à terre.

A partir de 1790, les paysans se sont attaqués aux étangs des nobles et des curés, d’abord en Corrèze puis dans tout le Midi. Ils ont dézingué les digues, vidé les plans d’eaux, bouffé le poisson au cours de festins rebelles. « Du bois est coupé dans les forêts, un peu comme si on voulait marquer la réappropriation d’un droit disparu » (3).

Pour les gueux, la lande n’est pas un espace stérile, non cultivé. C’est un complément normal des champs labourés et des prairies. Quand une nouvelle parcelle est défrichée avec le coup de main d’une trentaine de voisins qui « travaillent en chantant » (4), la joyeuse corvée est régalée d’un veau gras et d’une barrique de cidre. Là- aussi, la ZAD reproduit un rituel similaire : le « banquet des Culs de plomb », tous les mois, avec cochonnailles, pinard, chansons et rigolade.

« Pendant des siècles, les landes ont fait l’objet d’usages collectifs par la communauté villageoise : cueillette, chasse, pêche. La fin des communs remonte au début du 19e siècle, sous le joug des défenseurs de la modernisation de l’agriculture. Une loi datant de 1850 a en effet imposé le partage des communs, et c’est ainsi que des propriétaires terriens ont pu commencer à racheter ces parcelles », écrit l’historien et naturaliste François de Beaulieu (4).

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Mais il faut le reconnaître : les petits paysans ont perdu cette guerre d’usure contre leurs biens collectifs. La création du bocage a rayé de la carte les landes. Les bois sont défrichés, les terres arpentées, bornées. Le paysage a été quadrillé de haies. Les campagnes ont clôturé les espaces, soumis à des actes de propriété foncière. En Angleterre, du XVIème au XVIIIème siècle, les enclosures ont pareillement mis en coupe réglée les « commons », ces terrains utilisés en commun par les péquenauds de misère. Des historiens considèrent cette guerre sociale comme un tournant, ouvrant l’ère capitaliste.

En France, la Révolution bourgeoise de 1789 a paradoxalement confirmé ce mouvement : les communaux sont démantelés, répartis en lopins octroyés par « habitant domicilié ». La propriété privée fut donc érigée comme une arme contre les élans collectifs des révoltes et pour calmer les ardeurs tenaces de rebellions rurales. Mot d’ordre : les jacqueries, ça suffit ! Faire de quelques uns des petits proprios, c’est la paix des campagnes. Les cahiers de doléances sont le plus souvent rédigés par des notables du cru, qui n’ont pas intérêt à défendre les communaux et les droits collectifs des miséreux et des vassaux, qui représentaient environ un dixième des terres à la fin de l’Ancien Régime, jusqu’à la moitié en Bretagne. En adoptant l’abolition des régimes féodaux, les députés aux États généraux, souvent de grands proprios terriens, mettent fin aux tolérances anciennes favorables aux meurt-la-faim ruraux. La marchandisation des campagnes est en marche.

Jusqu’à ce qu’une autre guerre, le remembrement, n’abatte les haies et les talus, obstacles pénibles au productivisme, aux tracteurs et engins agricoles à fort rendement. Mais ça, c’est une autre histoire.

Aujourd’hui, le secteur de Notre-Dame-des-Landes a été préservé du remembrement par le projet d’aéroport des années 1960. Gelées telles quelles, les terres n’ont pas été recomposées. Ce bocage est une rareté. Conscients du paradoxe, les zadistes de NDDL défendent ce système qui a vaincu les communaux, mais pour faire un pied de nez à la propriété foncière. Un genre de piratage collectif, pour le bien commun dans une zone d’autonomie temporaire (5). Le bocage, créé par une guerre, est réinvesti par des gueux déterminés. Ils occupent le terrain et se préoccupent des récents bruits de bottes aux frontières.

Nicolas de le Casinière
[récit dessiné : NLC]

(1) Voir Les glaneurs et la glaneuse, documentaire d’Agnès Varda, 2000.
(2) La rébellion française : mouvements populaires et conscience sociale, 1661- 1789, Jean Nicolas, Folio Histoire, 2008.
(3) L’accès à la propriété : une manière d’éviter les révoltes, Bernard Bodinier, Cahiers d’Histoire, revue d’histoire critique, n° 94-95, 2005.
(4) L’usage des communs à Notre-Dame-des-Landes d’hier à aujourd’hui, François de Beaulieu, juin 2014. http://naturalistesenlutte.overblog.com/.
(5) TAZ, Hakim Bey, Éditions de l’Éclat, 1997.

DAMNÉS luddites

La fin des « commons » et l’arrivée des « enclosures », en Angleterre, prépare le terrain du rouleau compresseur de la fameuse « révolution industrielle », il y a environ 200 ans. En privant les classes rurales de terres agricoles, on les prépare à une prolétarisation inévitable. En mars 1811, dans la région de Nottingham, des sociétés secrètes émergent au sein des fileurs et des tisserands de la laine et du coton. Leurs confréries se sentent menacées par une mécanisation galopante qui menace leurs pratiques solidaires et éradique leurs savoir-faire. C’est sur ce terreau brûlant que Nedd (ou « Ned ») Ludd, tantôt « capitaine » ou « Roi », figure imaginaire du chef insurrectionnel, apparaît dans des tracs séditieux ou des lettres de menace. Son armée de l’ombre lancera des dizaines d’expéditions punitives contre les propriétaires des premières fabriques.

Leur cible : les métiers à tisser, machines imposées par les capitalos pour asservir leur communauté artisanale. La guerre sociale que la Couronne va mener contre ces manants sera impitoyable. Les canuts, tisserands de la soie de Lyon, seront écrasés par Adolphe Thiers, le boucher de la Commune, lors de grèves et d’émeutes (1831 et 1834) avec la même férocité.