[Zélium partage un nouvel article de son dernier numéro « Spécial Police », en kiosque jusqu’au 10 février 2015.]
La douce ville d’Angoulême se serait bien passée d’une telle publicité en pleine trêve des confiseurs. Les photos de ses bancs publics encadrés d’un grillage offensif, histoire que les sans-domicile ne confondent plus hébergement gratuit avec mobilier urbain, ont fait la Une un peu partout. Malgré les tergiversations de la mairie UMP qui a finalement retiré les grillages, les municipalités ont toutes été formées à ce qu’on appelle la « prévention situationnelle », où comment l’architecture de la ville cache de multiples artifices pour éjecter les populations indésirables des zones urbaines. Bref, d’ordinaire la ville sort ses crocs plus discrètement. Panorama d’une discipline trop méconnue…
image : capture écran Twitter via Le Monde—-
Les patrouilles de police ? Insuffisantes. La ville elle-même se fait défensive. Bienvenue dans la «prévention situationnelle», volet design urbain des villes bien gardées.
La machine sécuritaire dispose d’un auxiliaire invisible et anesthésiant : l’aménagement urbain. Des trottoirs aux bancs publics en passant par les ronds-points et zones piétonnes, tout chantier public qui modifie la ville est pensé avec une finalité disciplinaire. Pour les élus et leurs architectes, géographes et urbanistes qui en croquent, le but est de favoriser la « fluidité » dans la ville. La novlangue parle d’« optimiser la défensibilité des espaces ». Sans hésiter – comme Haussmann au XIXe – à redessiner places ou carrefours où se rassemblent spontanément des manifestants. Au passage, on découragera toute attitude « statique » en incitant le badaud, qui voudrait s’asseoir autre part qu’à la terrasse d’un café, à passer son chemin.
L’aménagement urbain est une police spatiale qui ne dit pas son nom. Depuis la loi sécuritaire adoptée sous Pasqua en 1995, tous les travaux en ville sont précédés d’une « étude de sécurité publique permettant d’en apprécier les conséquences [..] sur la protection des personnes et des biens contre les menaces et les agressions ». Bienvenue dans le monde de l’« architecture de prévention situationnelle », traduction soft du terme anglais « defensible space ». Cette science molle part du principe que la forme de la ville doit servir à réduire la délinquance. Sa devise : « aménager les lieux pour prévenir le crime ». En fait, il s’agit surtout de le déplacer.
L’ethnologue radical étasunien Mike Davis s’est le premier penché sur ce phénomène qui a d’abord encouragé la « bunkerisation » des métropoles (1). Mais les clôtures sont trop voyantes. Désormais, « c’est de la discrétion des dispositifs sécuritaire et non de leur exhibition que dépend leur efficacité », tranche le
sociologue Jean-Pierre Garnier. « Aussi des architectes, les urbanistes ou les paysagistes sont-ils invités à faire assaut de créativité pour rendre avenants les espaces qu’ils sécurisent. (2)»
Aujourd’hui encore la finalité ultime de tout charcutage urbain est d’opérer une toute aussi discrète gentrification des quartiers populaires afin d’en expurger les habitants les moins solvables. Ce qui sera vendu comme de la « mixité sociale » dans les prospectus en papier glacé des municipalités.
L’urbanisme sécuritaire répond à un triple objectif: favoriser la présence ou l’intervention policière, perturber les usages des habitants indésirables et faciliter la surveillance des espaces « réhabilités ». Ainsi, on supprime les « espaces ambigus » ou « lieux-pièges » (recoins, culs-de-sac, halls d’immeuble traversants) qui facilitent les attroupements ou constituent des postes d’observation aux petits trafics. Comme dans la prison, il faut que l’autorité ait son regard partout. On rasera aussi escaliers ou murets pour que les véhicules de police puissent passer partout, sans obstacle ni retard. Et on place la loge du gardien à l’étage et non plus au rez-de-chaussée, devenant poste de vigie « citoyenne ».
Déplacer un parking, redessiner un tracé piétonnier ou construire un bac à sable: rien n’est innocent. Même le paysagiste apporte sa touche. Un guide pratique édité en 2007 par les services de l’État donne les meilleurs plan(t)s. Comme d’installer des barrières végétales dissuasives, composées d’« épineux toxiques » ou même « intégrant des barbelés », pour bloquer toute fuite et empêcher les planques. Alors que la hauteur des haies, comme le type de «floraison, la taille et la poussée» du végétal seront minutieusement calculés « pour ne pas gêner la visibilité, au regard notamment de l’éclairage et de la vidéosurveillance » (3). La ville est belle. Et ses épines sont vénéneuses.
JT
ADDENDUM
Les « arcastiques » du Survival Group ont travaillé sur les dispositifs architecturaux agressifs dans une série de photos fort expressives (cherchez « la douche », le plus pervers). BLOCK, l’une de leurs installations montée à Berlin en 2009, représente le blockhaus parfait, la maison mirador pour quartiers gentrifriés (ci-dessus).
NOTES
1. Lire notamment ses deux essais sur Los Angeles, City of Quartz (1997) et Au-delà de Blade Runner (2006).
2. « Seine-Rive Gauche: un quartier parisien bien policé », 28/02/2014. Lire aussi, notamment, ses ouvrages Le nouvel ordre local (1999), Un espace indéfendable (2002 – PDF) et Une violence éminemment contemporaine (2010).
3. Guide des études de sûreté et de sécurité publique pour les opérations d’urbanisme, La Documentation française, 2007.